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lundi 16 mars 2015

CHAQUE FEMME EST PORTEUSE D’UN SAVOIR



Les Européennes étaient, pour la plupart, d’origine modeste. Parfois, prostituées dans les villes portuaires, elles y étaient embarquées de force. Les unes et les autres possédaient des savoirs issus des campagnes françaises, faits de représentations du corps et de la maladie, de conseils thérapeutiques, de recettes issues des médecines populaires de l’ancienne France, telles que la médecine des humeurs, la médecine des semblables ou la médecine des signatures.

La première était issue de la théorie hippocratique des humeurs, qui considérait la maladie comme une conséquence de la rupture de l’équilibre des humeurs : sang, lymphe, bile et atrabile. Cette théorie, présente dans les campagnes françaises jusqu’au milieu du XXe siècle, et qui perdure encore partiellement, préconisait notamment de rééquilibrer ces humeurs par l’ingestion de préparations, tisanes et décoctions. Elle favorisait également le recours à diverses substances organiques (entre autres, l’urine) ou à des procédés mécaniques (l’utilisation de sangsues ou l’application de ventouses destinées à faire circuler le sang). La médecine des semblables, elle aussi présente en Europe depuis la Renaissance, voire plus anciennement encore, considérait qu’un mal devait être traité par son équivalent. Il fallait ainsi remplacer le sang perdu lors de l’accouchement par du vin (conduite signalée au début du XXe siècle à La Réunion et à Maurice), porter une tête de taupe autour du cou pour favoriser la percée des dents chez le bébé (une dent de requin orne toujours le cou de certains bébés réunionnais et un fait similaire m’a été signalé par une mère rodriguaise).

La médecine des transferts de maladie remonte elle aussi à la Renaissance. Elle procède par transfert de la maladie d’un corps dans un autre. On la retrouve dans diverses conduites sur les trois îles : coller un petit morceau de papier humecté de salive sur le front de l’enfant qui a le hoquet afin que celui-ci passe dans le papier ; plaquer contre sa tête des feuilles de ricin 65 pour que la maladie passe dans le végétal ; de manière, semble-t-il, spécifique à La Réunion, placer un jeune poulet ouvert sur la fontanelle de l’enfant souffrant d’une très forte fièvre afin que celle-ci soit transférée dans le corps de l’animal. Une médecine villageoise influencée par la médecine ayurvédique Les savoirs villageois qu’avaient apporté avec elles aux Mascareignes les femmes originaires de petits villages du sud de l’Inde étaient hérités d’une forme populaire de la médecine ayurvédique, qui est la médecine savante de l’Inde. Celle-ci est en fait peu éloignée de la médecine européenne des humeurs puisqu’elle comprend « trois humeurs : la bile, le flegme et le vent ou pneuma, entre lesquelles l’équilibre définit la santé » (Zimmermann, 1989).

Cet auteur précise que les maladies typiques de la côte de Malabar sont « la fièvre paludéenne et toute la rhumatologie, que les médecins ayurvédiques rangent sous la rubrique des maladies “dues au vent” », assez proches de l’ensemble des affections regroupées sous le terme générique de fréchèr (fraîcheur) à Rodrigues – ce qui, comme on le verra plus loin, ne signifie nullement que la nosologie populaire  en usage sur cette île soit directement liée à la médecine d’origine indienne. « Aux rhumatismes qui dominent dans cette région indienne de très fortes moussons, répondent les remèdes composés à base de cocktails d’épices. » (ibid., p. 15). De ces savoirs originaires de l’Inde, les femmes des Mascareignes ont conservé de nombreux usages, dont celui de l’eau de riz contre la diarrhée, des épices, tel le safran, comme antiseptique ou dans les préparations contre la grippe ou la toux, des clous de girofle pour les maux de dents.

Malgré l’absence de recherches anthropologiques analogues qui auraient été conduites à Madagascar auprès des femmes, on peut émettre l’hypothèse d’une théorie proche de celle des humeurs dans les savoirs des femmes malgaches venues peupler les Mascareignes. Bodo Ravololomanga relève chez les Tanalas de l’est de la Grande Île des représentations qui font état de risques associés à un déséquilibre thermique et à des oppositions chaud/froid (1991 -1992). Ainsi les femmes doivent-elles absolument éviter tout refroidissement durant leur grossesse, quitte à accompagner chaque repas de riz d’un bouillon chaud de brèdes, un terme générique qui, dans les Mascareignes, désigne diverses variétés de feuilles cuites, souvent consommées en bouillon ou fricassée. Dans la médecine ayurvédique, comme d’ailleurs dans la théorie hippocratique des humeurs, on note la présence de représentations du chaud et du froid, en même temps que l’importance du maintien d’un équilibre thermique du corps.


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