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mercredi 26 novembre 2014

Du fantasme mystique du démembrement au fouet wiccan


Comme souvent, la rédaction d’un article conti­nue de me trotter en tête quelques temps après l’avoir achevé. Et en ce cas, je restais portée par la mystique de ce poème où Shiva et Kali s’ex­priment «sur la terre charnelle». A chaque fois que je relis ce texte, et peut être de plus en plus à mesure que je le relis, je me trouve fascinée par ce qu’il dégage. Comme il le dit lui-même et à juste titre : c’est une description de l’extase. Une extase de la destruction de soi-même, une extase de l’annihilation.
L’extase, une sensation de béatitude qui est par ailleurs fréquemment associée à l’orgasme, aussi commu­nément nommé la petite mort. C’est une idée qui n’a rien d’original que d’asso­cier l’amour à la mort, Eros avec Thanatos, les deux se suivant, allant de pair... les deux étant des voies pour le paradis, pour le nirvana (aux sens commun et reli­gieux). Certaines représen­tations tantriques montrent parfois un Shiva mourant s’unissant sexuellement à Kali.
Il y a donc bien une idée mystique de démembre­ment extatique, qui se re­trouve en d’autres cultes mystiques ou à mystères : le démembrement de Dionysos par les Titans tout en représentant une figure divine puissamment vivante, phallique, solaire et à la fois chtonienne, inspirant la folie, poussant les bacchantes légen­daires à dépecer de leurs mains des animaux de la forêt. Il y a le démembrement d’Osiris, auquel Isis rend la vie sans pouvoir néanmoins retrou­ver le phallus, et pour qui elle dût lui en fabriquer un nouveau. C’est en s’unissant à Osiris revenu à la vie et doté de ce nouveau phallus artificiel qu’elle conçut Horus. On trouve une autre forme de démembrement dans le mythe de Cybèle et d’Attis, lorsqu’Attis s’émascule pour se donner à sa déesse, celle qu’il aime. Le premier geste d’engagement dans la prêtrise de Cybèle pour les hommes était, à la suite d’Attis, de s’émascu­ler. Des chroniqueurs de l’Antiquité racontent que ces hommes, nommés les galles, qui s’émas­culaient en public, sans anesthésie, dansaient ensuite dans l’extase de leur douleur qu’ils offraient à leur Déesse afin de s’unir à Elle.
Ces mythes et pratiques de cultes à mystères rappellent de manière exacerbée le lien entre extase sexuelle, souffrance extrême et mort par annihilation de l’ego (passant par une destuc­tion physique réelle). On peut se demander la raison de tels mythes, et par là de telles pratiques dans le cas de fidèles ayant cherché à se rapprocher de leur divi­nité par l’imitation. Pour le plus grand nombre, ces pratiques paraissent exces­sives, cruelles, malsaines, masochistes. Des pratiques à proscrire, à bannir. Voilà le coeur du Mal que représente le paganisme, tel qu’il fut dénoncé par les théologiens chré­tiens de l’Antiquité, puis du Moyen-Âge et des siècles d’après. Et la dénonciation d’une sorte de fascination pour le sang, le sexe, la violence et la mort consentis dans un but mystique m’a ramené en mémoire ce débat sans fin de l’usage du fouet dans la Wicca traditionnelle.

Toute pratique quelque peu borderline est nor­malement stigmatisée et dénoncée par le com­mun. Toute pratique «sale», liée aux fluides vitaux tels que le sang, le sperme, les secré­tions vaginales; toute pratique «sale» parce que menant à un état modifié de conscience, un état extatique par ces voies : le sexe et la douleur (la mort également, mais elle n’est alors pas physi­quement recherchée dans ce type d’expériences mystiques). Notre société encore basée sur des racines morales judéo-chrétiennes, surtout chré­tiennes en ce cas précis, ne peut accepter une extase mystique induite par le sexe ou la souf­france. L’extase mystique, liée à l’expérience du divin, ne peut être induite que par une illumi­nation, un état de béatitude réservé à quelques élus, ou à ceux qui ont consacré leur vie à la prière et au retrait de la vie profane. Il y a bien une notion d’extase dans la douleur, dans le cas de certains saints (surtout des saintes d’ailleurs), recevant les stigmates du Christ et souffrant dans la joie de l’union avec le Christ.
Et donc, il existe bien également une notion chrétienne d’extase sexuelle dans l’illumination divine, il suffit de jeter un oeil à la célèbre sculp­ture de l’Extase de Sainte Thérèse par Le Ber­nin, dont le visage de la sainte exprime plus une expression d’orgasme que de chaste béatitude divine.

Cependant, tout ceci reste confiné au domaine des saints, donc à une exception hors de portée du commun des mortels, et qui ne fait pas par­tie des canons de l’Eglise. Le Moyen-Âge vit naître un mouvement de fla­gellants, lors de l’apparition de la Peste Noire. Ces flagellants allaient de ville en ville en se flagel­ flagel­lant, afin de se purifier du mal, se garantir contre la peste, et éventuellement concourir à purifier toute la société du Mal. C’était un mouvement de pénintence, et non à vocation extatique. Et quand bien même, il fut rapidement mal vu, puis interdit. Ce type de phénomène réapparait spo­radiquement dans l’Histoire dans des moments critiques, comme lors du siège de Paris par Henri IV, encore protestant, à la fin du XVIème siècle. Cependant, ces pratiques ne sont pas en lien avec une quête de l’extase et servent plu­tôt d’exemple à ceux qui veulent démontrer que le christianisme est une religion favorisant les mortifications au détriment du bien-être et de la jouissance des plaisirs de la vie.

Ainsi, pour revenir au sujet de l’usage de la souffrance et du sexe dans la spiritualité, le mysticisme, et par là, dans la magie, il est aujourd’hui toujours mal vu d’évoquer ces méthodes d’induction en transe extatique. Avec la libération sexuelle, la magie sexuelle, ou des pratiques spirituelles telles que le tantrisme, sont mieux acceptées, même s’il reste une sorte de réserve et de méfiance, comme si ces pratiques restaient malgré tout, et malgré tout ce que certains s’en défendront, des pratiques à éviter, mal vues car jugées liées à des moeurs légères ou débridées. Comme s’il y avait la saine sexualité, celle dont parlent les magazines et qui se doit d’être à la fois libérée et restreinte à l’intimité d’un couple légitime (même si la légitimité n’est plus forcément synonyme de mariage), une sexualité ludique qui n’est pas destinée à sortir de ce cadre. Cependant, la libération sexuelle a de bon que globalement, tous reconnaissent la liberté d’un tout et un chacun de faire comme bon lui semble en ce domaine, tant que tout le monde est adulte et consentant.
Il en va très différamment de l’extase induite par la douleur, sans même parler de mutilation (ceci étant déjà fermement condamné, ou du moins pas toujours bien vu, dans l’Antiquité) ou de souffrance pouvant causer la mort. Je pense bien évidemment ici à l’usage du fouet dans les covens wiccans dits traditionnels, gardnériens ou alexandriens, et tous ceux qui s’adonneraient à cette pratique. Combien de discussions se retrouvent dans les forums au sujet de cette question épineuse du fouet. Faut-il obligatoirement en faire usage? Est-ce utile? Efficace?... Et en fin de compte, est-ce que c’est mal? Dans ces conversations, il est très souvent dit en faveur de l’usage du fouet qu’il ne doit servir qu’à battre légèrement la peau de sorte de réguler la circulation sanguine et ainsi, permettre l’induction en transe. Ceci est vrai, et est mis en avant afin de dédiaboliser cet outil de l’Art. Mais en vérité, ceux qui usent du fouet reconnaissent également l’usage du fouet dans le but de causer la douleur, en certains cas, car la douleur est connue depuis longtemps pour amener à l’extase. Parce que, tout simplement, ça marche. Les sorciers sont des gens qui ont le sens de ce qui est pratique d’une part, et que d’autre part, ils restent des héritiers des anciens cultes à mystères (même s’ils ne sont pas des héritiers en ligne directe) qui connaissaient les pouvoirs de la douleur comme de l’orgasme, des gens qui ont suivi un cheminement initiatique long et laborieux, préparant les plus persévérants et les plus dévoués à leur quête à la révélation de secrets, ces si connus secrets d’ordres mystiques ou de cultes mystérieux. Des secrets qui tiennent moins en des paroles ou des objets qu’au vécu extatique qui ne peut être que secret à ceux qui ne l’ont pas vécu.
Alors, tout comme le fantasme a pris un sens commun dans le domaine de la sexualité, un désir rêvé et souvent irréalisé, le démembre­ment et l’annihilation reste un fantasme rêvé ou cauchemardé de notre civilisation, qui sent qu’il y a quelque chose de fort là-dessous, mais où l’horreur se mêle à la fascination. Voilà pourquoi nous lisons des textes comme ceux du dialogue de Shiva et de Kali avec ce que les Anglais ap­pellent «awe» : une forme de crainte mêlée de respect pour une force qui nous dépasse et nous attire. Death is the Road to Awe... C’est le titre d’une musique du film The Fountain, qui m’avait littéralement bouleversée lorsque j’étais allée le voir au cinéma. Au passage, ce film rappelle que les Aztèques ou les Mayas n’en pensaient pas moins au sujet de l’extase dans l’anéantissement de soi.
Il faut nécessairement un cheminement initiatique pour parvenir à comprendre et vouloir vivre de telles expériences mystiques (sans conduire nécessairement à la mort), celles de l’abandon pieds et poings liés, la vue occultée par un bandeau, l’inconfort et enfin la douleur. Je vais faire ma trad’ cette fois-ci, mais je ne peux que reconnaître pleinement l’utilité du fouet, de toute la rituélique des cordes et bandeaux, et ne chercherai pas à en nier les bienfaits. Sans pour autant en faire une obession, juste au même titre que tout le reste. On en revient aux fameuses huit voies magiques, celles qui libèrent l’esprit et permettent la levée, le contrôle et l’envoi d’énergie, où aucune des voies n’est plus ou moins importante qu’une autre mais où toutes permettent de mener à cette expérience sacrée et magique : l’extase. Ce sont des voies que chacun est libre d’emprunter ou non, sur lesquelles méditer, puisque rien n’est jamais une obligation. Juste une voie de connaissance et de sagesse, puisque celles-ci poussent sur les sols les plus fertiles comme les plus arides...


LA CHRONIQUE D’HÉDÉRA issue du Magazine Lune Bleue

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