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lundi 4 août 2014

Une fécondité dotée de sens



La vie de tous les primates supérieurs (groupe animal auquel appartient Homo sapiens) suit une trajectoire dont certaines étapes sont incontournables. L'une de ces étapes est la naissance. Ainsi la célèbre boutade beauvoirienne "On ne naît pas femme, on le devient" est-elle avant tout un truisme: on naît bébé, parfaitement indifférent à l'égard du sexe auquel on appartient. 

Tel n'est pas le cas, en revanche, de nos parents. Dans aucune société humaine à aucune époque de l'histoire, un nouveau-né n'a été accueilli par les mots: "C'est un enfant!" Toujours et partout on a estimé pertinent de préciser aussitôt son sexe, car cette précision apportait des informations cruciales concernant l'avenir, le devenir, la destinée sur Terre du nouveau-né en question. Qu'on le veuille ou non, dans l'Occident du XXIe siècle, elle en apporte toujours. De quelle nature sont ces informations? 

Par exemple: si le corps du bébé est doté d'un utérus, il sera susceptible plus tard de fabriquer en son sein d'autres corps, tant masculins que féminins; s'il est doté d'un pénis, non. Même si tout le monde de nos jours (moi la première) admet comme valable pour une femme de ne pas vouloir engendrer, cela n'atténue en rien ce fait massif: les hommes ne peuvent le faire. 

Or les humains ont l'irrésistible manie de tout interpréter, même les simples faits biologiques, en eux-mêmes dépourvus de sens. Et leur interprétation de ce fait-là a été lourde, très lourde de conséquences: à travers les âges, l'un des sexes a été, de façon constante, regardé, dessiné, sculpté, vénéré, approprié, violé, voilé, excisé, prostitué, adoré, redouté, craint, détesté, voué aux gémonies et porté aux nues par l'autre. La femme par l'homme. Le corps à la fécondité spectaculaire par celui à la fécondité discrète. Aucune autre espèce de primate n'a éprouvé le besoin d'inventer des mythes, contes, récits, racontars, légendes et religions pour expliquer la différence des sexes, alors que toutes les cultures humaines l'ont fait. Attribuer un sens à cette différence est l'un des traits fondamentaux pour ne pas dire fondateurs de l'humanité. 

Voici l'enchaînement: on cherche une signification à tout. On interprète. On suppute que la division de notre espèce en mâles et femelles a été décidée en haut lieu, pour une raison. D'emblée on est dans la religion, dans la peur. En découlent: gestes de propitiation et de magie; dessins et sculptures pour présenter, représenter et transformer une réalité que l'on ne comprend pas. 

Chez les primates supérieurs un peu inférieurs, la domination des mâles ne fait pas un pli. Les mâles roulent les mécaniques, se tapent sur la poitrine et se battent entre eux pour accéder aux femelles; celles-ci montrent leurs fesses, conçoivent, accouchent, allaitent... Les plus forts dominent les plus faibles; l'anatomie c'est le destin. 

Que seules les guenons accouchent, mettant au monde des bébés tant mâles que femelles, les singes mâles s'en fichent comme de l'an quarante. Les mâles humains, en revanche, n'en reviennent pas, ne s'en remettent pas. Depuis la nuit des temps, ils scrutent, tripotent, ouvrent et referment, sculptent et dessinent le corps de la femelle pour comprendre non seulement comment ça se passe, cette histoire de gestation, mais de quel droit ou en quel honneur ils en sont exclus. 

Que les femelles s'occupent des petits ne signifie rien chez les singes. Mais comme tout, chez les humains, paraît doté d'une signification, serait-elle cachée, comme tout nous pousse à nous gratter la tête et à nous demander pourquoi (même lorsqu'il n'y a pas de pourquoi autre que le c'est-comme-ça de l'évolution), le fait d'avoir été dominé par une femelle dans les premières années de la vie peut être vécu par le mâle comme une humiliation. Au sortir d'une enfance vécue sous l'autorité d'une femme, l'homme regarde le corps féminin avec ambivalence, en le désirant et en le redoutant, en le jalousant et en le détestant. 

L'ambivalence fait l'humanité, fait l'art. Pas d'ambivalence chez les autres primates, pas d'art non plus. Françoise Héritier, anthropologue et professeur au Collège de France, l'exprime ainsi: "La pensée naissante, pendant les millénaires de la formation de l'espèce Homo sapiens, prend son essor sur ces observations et sur la nécessité de leur donner du sens, à partir de la première opération qui consiste à apparier et à classer" (II, 15). 

Pourquoi la "valence différentielle des sexes" pour reprendre le terme d'Héritier, est-elle universellement en faveur des hommes? "Pourquoi la situation des femmes est-elle mineure, ou dévalorisée, ou contrainte, et cela de façon que l'on peut dire universelle, alors même que le sexe féminin est l'une des deux formes que revêtent l'humanité et le vivant sexué et que, de ce fait, son "infériorité sociale" n'est pas une donnée biologiquement fondée ?" (I, 11) Les recherches d'Héritier l'ont amenée à avancer cette hypothèse intéressante: "Ce n'est pas l'envie du pénis qui entérine l'humiliation féminine mais ce scandale que les femmes font leurs filles alors que les hommes ne peuvent faire leurs fils. Cette injustice et ce mystère sont à l'origine de tout le reste, qui est advenu de façon semblable dans les groupes humains depuis l'origine de l'humanité et que nous appelons la "domination masculine"" (I, 23). 
En d'autres termes, si les hommes ont dominé les femmes dans toutes les sociétés humaines au long de l'Histoire, c'est parce qu'elles portaient des enfants. D'une part cela les rendait vulnérables: elles avaient besoin de la protection des hommes, spécialement pendant les périodes de grossesse et d'allaitement; mais d'autre part, dénué de sens en lui-même, le fait que la parturition soit réservée aux femelles a été perçu par les mâles, selon les cas, comme un privilège, un avantage, un scandale ou un mystère sacré. 

Tout cela est passionnant et sans doute vrai. Mais je suis convaincue qu'indépendamment de toute angoisse sur d'où ils viennent, et pourquoi, et de quel droit..., les hommes ont une prédisposition innée à désirer les femmes par le regard, et que les femmes se sont toujours complu dans ce regard parce qu'il préparait leur fécondation. 

L'évolution est lente 
Il nous est malaisé pour ne pas dire impossible de concevoir la lenteur du processus de l'évolution. Nous sommes toujours si pressés! Or Homo sapiens a survécu pendant 90% de son histoire grâce à la chasse et à la cueillette: nous sommes descendus des arbres voici quatre millions d'années, les premières perles fabriquées par des doigts cro-magnons datent d'il y a seulement quarante-trois mille ans; rien ne permet de distinguer notre ADN à nous de celui des Egyptiens de l'Antiquité... Du point de vue de l'évolution, l'âge paléolithique c'était hier. 

Les profonds bouleversements entraînés par le néolithique -invention de l'agriculture, sédentarisation des sociétés, fondation de villes, instauration de la propriété privée et de la transmission de cette propriété, établissement des lignées et, peu à peu, de la monogamie -n'ont encore laissé aucune trace dans nos génomes. On s'enorgueillit à juste titre des progrès de la modernité (fusées interplanétaires, bombes atomiques, gratte-ciel, voitures, ordinateurs), mais notre cerveau reste celui de nos ancêtres de la préhistoire. 

Résumons en quelques mots ce que cela implique pour les rapports entre les sexes. 

Toutes les espèces animales ne sont pas sexuées. Les mammifères, en revanche, le sont; dans ces espèces, mâle et femelle ont besoin l'un de l'autre pour se reproduire. Pour être certain de transmettre ses gènes, le mâle a intérêt à répandre sa semence le plus largement possible, dans le plus grand nombre possible de corps de femelles jeunes et bien portantes, c'est-à-dire susceptibles de mener une grossesse à terme et de survivre à un accouchement. Sur des millions d'années, la vue du mâle humain s'est adaptée pour reconnaître des femelles fécondables et envoyer des signaux à ses testicules pour y réagir. Certes, un homme ne bande pas automatiquement chaque fois que ses yeux se posent sur une femme désirable (sans quoi ce serait à peu près infernal); les stimulations sont filtrées et, quand la situation ne se prête pas au sexe, il dispose d'un mécanisme cérébral de "verrouillage" de l'érection. Mais pour peu que -sous l'effet de l'alcool, de la rage, d'une situation de guerre ou de "tournante"- ce verrouillage saute, pour peu que ses inhibitions se lèvent, le mâle humain sera prêt (surtout s'il est jeune) à entrer en action. 

La femelle humaine, au contraire, n'a pas intérêt à copuler avec le premier venu, car son implication dans la reproduction est incomparablement plus lourde et longue que celle du mâle. Afin d'être certaine d'avoir des rejetons viables, susceptibles de transmettre ses gènes à leur tour, elle doit peser le pour et le contre de chaque coït. Elle aura tendance (car intérêt) à choisir ses partenaires avec discernement, préférant un mâle qui lui semble non seulement physiquement fort mais psychiquement fiable, susceptible de rester plusieurs années auprès d'elle et de l'aider à nourrir ses petits. 

Que, dans leur rapport à l'autre sexe, les filles valorisent plutôt "l'amour" et les garçons plutôt "la baise" correspond à leur destinée reproductrice respective: l'une lente, l'autre rapide. Les femmes "veulent que ça dure" afin d'avoir un père pour leur progéniture; les hommes veulent féconder le plus de ventres dans le moins de temps possible. Du coup, il n'est pas rare que les garçons feignent d'aimer pour pouvoir baiser, alors que les filles feignent de désirer pour pouvoir piéger. Voilà comment se sont organisés les rapports entre les sexes chez Homo sapiens pendant la quasi-totalité de son histoire. 

"Nous ne sommes pas des chimpanzés", a fait remarquer récemment la philosophe féministe Elisabeth Badinter. Et elle a raison, bien sûr: nous sommes en effet les seuls primates supérieurs à avoir formulé l'interdit de l'inceste et élaboré autour de lui de complexes systèmes de parenté, avec des règles strictes d'endogamie et d'exogamie. L'humanité c'est peut-être cela au fond: l'espèce animale ayant réussi à convaincre ses mâles qu'il n'était pas dans leur intérêt de toujours donner suite à leur désir de sauter (sur) les femelles. En ce sens, on peut dire que les hommes sont plus civilisés que les femmes, car ils doivent accepter que leur pulsion sexuelle naturelle (omnivore) soit limitée, contenue et redirigée par la société. 

N'empêche: nous partageons 98% de nos gènes avec ces cousins antipathiques -dont, sans aucun doute, ceux qui relient le regard des mâles à leur excitation sexuelle. 

La nature n'est pas politiquement correcte; seuls les humains peuvent l'être. 

Le Malin 
Parce qu'ils vivent dans le temps, conscients de leur mortalité, les humains ont besoin de sentir que leur existence est dotée de sens. Pendant la majeure partie de l'Histoire humaine, ce sens leur venait de la certitude d'occuper dans le monde la place qui leur revenait. Une hiérarchie n'est pas forcément humiliante; si tous les membres d'une société se disent que "les choses sont ainsi" depuis les temps immémoriaux, tous y trouvent leur compte. Dans les sociétés de chasseurs-collecteurs, les femmes s'occupent de la cueillette, de la cuisine et des enfants; les hommes sont chasseurs, soldats et prêtres; même si mythes et légendes exaltent de préférence les activités viriles, cet état de choses n'a rien de dévalorisant pour les femmes. Celles-ci savent leur rôle primordial; savent aussi que, moins impliqués qu'elles dans la procréation, les hommes cherchent toujours à "se faire valoir". 

Mais, semant la zizanie dans toutes ces évidences, a débarqué le Malin. Il n'a pas débarqué soudainement, comme dans les romans d'aventures. Non, il a débarqué progressivement, çà et là, un peu ici puis un peu plus là, dans le sillon de la pensée d'abord stoïcienne puis chrétienne. N'empêche, le bouleversement qu'il a provoqué est radical. Le Malin s'appelle: individu. Les droits de l'individu. Jamais la nature n'avait rien imaginé de tel. Au contraire: l'idée de l'individu n'a pu naître que dans des esprits désireux de s'arracher à la nature. 

Qui a décrété que les êtres humains étaient égaux en droits? Des hommes, se servant parfois de leur dieu comme mégaphone. Dans un premier temps, ils ont estimé que ce principe nouveau, scandaleux, révolutionnaire, ne s'appliquait qu'à ceux-là mêmes qui l'avaient inventé: les mâles riches, instruits et privilégiés; l'élite en somme. Le problème qu'engendre la notion de l'individu est celui de l'égalité. Il est certes possible de vivre sans; mais, si l'on invente rationnellement un principe, il faut s'y tenir rationnellement. La brèche était ouverte. Le ver était dans le fruit. Et, logiquement, une fois que le ver était dans le fruit, ça s'est mis à grouiller. Qui avait droit à ce droit? Peu à peu, la notion de l'individu s'est étendue pour inclure non seulement les mâles instruits mais aussi les paysans, les ouvriers, et enfin, après d'énormes résistances (y compris, souvent, de la part des intéressées), les femmes. Oui, à leur corps défendant, les humains de certains pays ont été amenés à formuler l'idée que même les femmes pouvaient prétendre aux droits de l'homme. C'est parce que les humains sont devenus affamés d'égalité qu'éclatent, à l'âge moderne, de graves conflits entre les sexes. 

Tout cela est incroyablement récent, et il faudra attendre longtemps avant que ne se transforme le jeu de regards mis en place par les primates de la préhistoire. 

Les atavismes perdurent 
Depuis quelques décennies, et pour la première fois dans l'histoire de la planète Terre, une espèce animale a réussi à séparer radicalement sa sexualité de sa reproduction. Il va de soi que j'approuve cette révolution et que j'en profite; pour autant, elle ne fait de nous ni des dieux ni des robots, et est loin de nous libérer de tout déterminisme biologique. Ce n'est pas en cinquante petites années (ni en cinquante mille) que l'on transforme les gènes! Même si une fraction croissante de l'humanité choisit de ne pas procréer, Homo sapiens demeure une espèce animale programmée comme toutes les autres pour se reproduire et, que cela nous plaise et nous flatte ou non, nos comportements sont infléchis par cette programmation. En nous, pour nous, mille facteurs décident à notre insu. Par exemple, c'est très spontanément et sans réfléchir que nous trouvons "dégoûtante" l'odeur de la merde, mais cette perception n'a rien d'objectif (les mouches trouvent la même odeur irrésistible); c'est que notre cerveau a évolué pour nous faire fuir des molécules qui représentent un risque pour notre santé. Inversement, si nous trouvons délicieuses les sensations que procure la copulation, c'est que cette activité permet à nos gènes de se reproduire. 

La beauté humaine n'est pas non plus une donnée en soi; un chien trouvera plus beau le visage du vieux clochard qui le nourrit que celui de n'importe quel top model. Les critères traditionnels de la beauté féminine, ceux auxquels on fait allusion en dessinant avec les deux mains les courbes de la "nana sexy" (gros seins, taille fine, larges hanches), sont au départ, tout comme la peau lisse et sans rides, des signes de jeunesse et de bonne santé, donc de fécondité. 

"Mais enfin, s'exclameront certains lecteurs hommes, la dernière chose à laquelle je pense quand je mate une fille c'est à la mettre en cloque!" Voilà l'orgueil humain: naïvement, et avec la meilleure foi du monde, nous sommes persuadés de savoir ce que nous faisons et de faire ce que nous voulons. En approchant une guenon pour copuler avec elle, le chimpanzé non plus ne songe pas aux rejetons qui résulteront de cet acte. Il ne se dit pas: "Tiens, voilà une bonne guenon aux gènes qui pourraient avantageusement se combiner avec les miens." De même, les hommes qui fréquentent des boîtes de nuit avec lap dancers, ces jeunes danseuses quasi nues qui viennent se trémousser sur leurs genoux, seraient étonnés d'apprendre qu'ils donnent dix fois plus de pourboires aux filles en période ovulatoire. 

Bien que nous adorions croire notre volonté toute-puissante, nous sommes loin d'être le "nous" que nous pensons être, et ne comprenons qu'imparfaitement les mobiles de nos propres actes. 


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