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lundi 4 août 2014

La femme-esprit


Un conte de Patrick Fischmann et Pascal Fauliot
Légende d’inspiration Golde 



L’homme était souffrant depuis neuf mois, son corps lui faisait mal, sa tête semblait dans un étau. Dans le clan, le vieux chamane s’était éteint depuis quelques hivers, plus personne ne pouvait le guérir, ni même le soulager. Une nuit, sur son lit de douleur une femme au visage de mandorle s’approcha de lui. Elle arborait les parures des femmes toungouses, ses cheveux tombant sur ses épaules en petites tresses noires. Elle était plus belle que toutes les filles goldes dont il avait croisé le chemin. Chaque nuit elle venait hanter ses rêves. Son regard magnétique le fascinait dans un mélange d’attirance et de crainte sacrée. Une nuit elle s’adressa à lui.

- Je suis une áyami, une femme-esprit de la taïga. J’ai enseigné et assisté la lignée des plus grands chamanes du fleuve Amour. Je leur ai donné des sywen, des esprits auxiliaires, je leur ai appris à chamaniser. Maintenant, c’est à ton tour.

Ayant peur d’être leurré par un démon, il se redressa sur sa couche et hurla pour le chasser. Nuit après nuit, l’áyami revînt le harceler. Elle insistait, lui répétant qu’il fallait un chamane pour la survie de son clan. Il se souvenait du poids qui pesait sur les épaules du vieux guérisseur, combien les transes l’épuisaient, quel jeu dangereux il jouait avec les esprits, frôlant parfois la folie et la mort.

Tu guériras de tes blessures en chamanisant. Si tu refuses, tu mourras. Donne-toi à moi et tu recevras au-delà de tout ce que tu peux imaginer. Je t’aime et je t’ai choisi. Si tu l’acceptes, je serai ton épouse en esprit et nous nous unirons comme homme et femme dans l’extase, embrasés par la lumière.

Il sortit en titubant de sa yarangue et s’enfonça dans la taïga pour échapper à l’áyami. Il erra, hirsute et fiévreux, en proie à la confusion mentale. Il crut l’apercevoir sous les traits d’une vieille femme, l’entendre dans le hurlement d’un loup, la voir chevaucher amba, le tigre de Sibérie. Où qu’il aille, elle était là. En rentrant dans sa tente, il s’assit sur sa paillasse, le front humide et appela lui-même la femme-esprit.

Fais de moi ce que tu veux.
Elle l’étreignit et l’emporta dans un voyage initiatique, escorté par les sywen. Ils traversèrent la haute région de Ka Mur, le maître de l’univers à robe d’élan et celle de Lom Boa, l’Arbre de Vie.

Un jour, ils rendirent visite à Sangia Mafa, le maître de la taïga, une autre fois à Sangia Mama, la déesse de la terre, sur son lac de feu. Plus loin, ils virent l’Arbre aux Esprits couvert d’oiseaux. L’áyami lui dit que c’étaient des âmes qui attendaient près du lac du retour, pour y être réincarnées. Une autre fois encore, sous sa forme courroucée, elle plongea avec lui dans les abysses, là où Sahari Dyabdyan régnait sur son arbre aux racines inversées. Elle lui enseigna comment manœuvrer son tambour telle une barque dans les deux courants de la rivière monde, comment choisir les incantations, les chants, les modulations. Elle lui attribua trois animaux guides pour l’assister. Il apprit alors à coudre sur sa robe de chamane les signes de protection, s’exerça à ruser avec le monde souterrain, à charmer les esprits, à mettre lui-même en scène les vols de son âme. Ses maux de tête s’espacèrent, sa fièvre cessa, il retrouva sa vigueur.

A partir de ce jour il endossa le manteau du chamane.

Peu à peu sa réputation de guérisseur, d’appeleur d’âme, dépassa le cercle de son clan. Un jour un messager entra sous sa yarangue. Il était envoyé par un grand chef toungouse, l’ennemi héréditaire. Il lui offrait trois rennes blancs et le priait de venir au chevet de sa fille, qu’aucun de ses šaman ne pouvait guérir. L’áyami lui fit ravaler ses rancœurs et ses préjugés claniques, suggérant qu’il avait été choisi pour ouvrir la piste de la réconciliation.

Au cœur du pays toungouse, quand il se pencha sur la malade frissonnante, il fut saisi par la ressemblance avec sa femme-esprit. Le visage en mandorle, les tresses noires tombant sur ses épaules…

Elle ouvrit les yeux, esquissa un sourire et murmura :
Je t’attendais. J’ai besoin de toi. Un esprit puissant se venge et me dévore. Une chamane ne peut se soigner elle-même. Prends mon vieux tambour. Il a toujours ramené ma grand-mère victorieuse du monde souterrain. Viens chercher mon âme, même si tu dois fouiller sous les racines de l’arbre de Sahari Dyabdyan !

La femme eut un dernier regard intense et perdit connaissance.
Trois nuits durant le chamane chevaucha le tambour. Par trois fois il plongea et batailla dans l’autre monde, forçant les portes, frôlant les abimes. Il secoua des gardiens de seuil pour leur arracher des indices, para les flèches des démons avec son tambour. Il se retrouva enfin dans une caverne sous la neuvième racine de l’arbre infernal, devant celui qui maintenait l’âme captive. Il s’approcha et lança toutes les attaques, usa de toutes les ruses sans succès. La voix rauque du démon ricana :

Tu n’as aucune chance de me reprendre cette âme par la force. As-tu une autre vie à m’offrir en échange ?

Le chamane fut tenté un instant de troquer l’âme du chef toungouse contre celle de sa fille puis se ravisa. Il se souvînt du serment prêté à sa femme-esprit de ne jamais céder à la face obscure du pouvoir. Tout en souriant au visage en mandorle de la captive, il dit :

Prends mon âme, démon et laisse-là partir.

Dans la yarangue, la jeune toungouse ouvrit les yeux. Elle tenait en main le tambour de son aïeule. Près d’elle gisait le corps inanimé du chamane qui s’était sacrifié. Elle sourit quand elle vit ses yeux s’entrouvrir et s’écarquiller dans sa surprise de se retrouver à ses côtés.


Le chef donna sa fille au šaman, la paix s’installa durablement entre les peuples. La femme-esprit ne se manifesta plus. Le rescapé de l’autre monde vécut avec la troublante impression qu’elle s’était fondue dans son épouse terrestre. Ou que l’âme de sa bien-aimée avait toujours été l’áyami…


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