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mercredi 16 juillet 2014

Galanterie Française, ou le comble de la Muflerie



L’aventure d’une dame qui, prise à la taille par un suiveur trop audacieux, le châtia d’un coup de parapluie si violent que le pauvre galant y perdit l’œil droit avant d’y perdre la vie, le cerveau ayant été percé par la tige pointue, donne en 1901 l’occasion à un journaliste du Figaro de plaider en faveur « d’une courtoisie sentimentale plus intelligente, plus policée », les femmes comprenant que l’admiration qu’elles inspirent n’est pas forcément injurieuse, les hommes faisant montre de subtilité et de pudeur respectueuse




On vient d’acquitter la meurtrière, rappelle Marcel Prévost, du Figaro : c’était justice et il y aurait cruauté à lui reprocher la fatalité d’un geste nerveux qui lui coûtera sans doute bien des larmes de regret. Mais les autres femmes, et quelques hommes, peuvent extraire plus d’une utile moralité de ce fait divers tragico-galant.

L’ont-ils bien lu et bien médité, tous les suiveurs professionnels, tous les membres de cette vaste corporation de Français oisifs qui imposent aux femmes leur galanterie anonyme, avec la double conviction d’user d’un droit et d’exercer une fonction nationale ? Paris et la France sont remplis d’individus, souvent braves garçons, qui s’imaginent sincèrement que toute passante leur appartient. « Cette jeune femme est seule et chemine à pied : donc je puis la suivre ostensiblement, lui barrer la route au tournant des rues, l’attendre à la porte des magasins où elle fait emplette, l’accoster, lui débiter des fadeurs, et même pis – la forcer à m’entendre et à me parler, fût-ce pour me congédier. »

De plus hardis, tels que la victime du coup de parapluie, vont jusqu’au geste, principalement quand ils sont certains que la dame ne peut se défendre et n’ose protester : d’où nombre de petites tortures infligées aux jolies bourgeoises qui prennent plus d’omnibus que de fiacres. Et les hommes qui se comportent ainsi ne se tiennent pas pour des goujats. Ils se rendent au contraire, in petto, le témoignage d’être de bons Français, galants envers le sexe, de la franche lignée d’Henri IV.

Cette galanterie à la fois banale et autoritaire, ce lutinage pour chambrières est de plus en plus impatiemment toléré par les nouvelles générations féminines, écrit plus loin notre journaliste ; et c’est là un signe des temps que le moraliste doit observer. Dans le pays où la Femme est le plus un être neuf, sans traditions, orienté vers l’avenir – aux Etats-Unis –, la galanterie se manifeste par un respect presque exagéré. Une passante qu’un passant obséderait dans la rue n’aurait pas besoin, là-bas, de brandir son parapluie pour se défendre : tous les autres passants se chargeraient de la délivrer de l’importun. Et comme les mœurs ont toujours une tendance à l’exagération, le culte américain de la Femme, nous dit-on, commence à devenir quelque peu excessif, affecté et ridicule.

Il appartiendrait à la France, pays traditionnel de la mesure et du goût, de fixer, pour l’époque moderne, le code de la courtoisie galante. S’il est fâcheux qu’un sot se croie galant parce qu’il impose à une promeneuse énervée des jeux de mots ou de mains – convenons qu’une pudeur féminine trop effarouchable est souvent comique ou déplaisante. La femme qui voit un outrageur dans tout homme aimable n’est guère moins insupportable que l’homme qui pressent une farceuse dans toute jolie femme.

J’ai vu de grosses dames, que leur âge et leur corpulence rendaient inviolables, répondre sèchement : « Non, monsieur » à un brave citoyen qui leur offrait sa place d’intérieur, en tramway ; et ce « Non, monsieur » signifiait à l’évidence : « Je sais où vous voulez me mener ; mais je suis honnête femme et je méprise les galantins. », renchérit Marcel Prévost.

Les Anglaises en voyage sont, à cet égard, particulièrement divertissantes, explique-t-il encore. Cet inépuisable réservoir de vieilles vierges qu’est la Grande-Bretagne en déverse sur le continent un nombre infini, généralement accouplées deux par deux, qui prennent pour d’insolentes provocations au libertinage l’étonnement naïf de nos regards devant leur ingénieuse inélégance. Une telle attitude compromet jusqu’au bon renom de la pudeur : la pudeur, chez la femme, doit être une grâce de plus, – la plus charmante. Et c’est un point sur lequel les femmes feront bien de réfléchir, à propos du fatal coup de parapluie.

Une crise, en effet, travaille et modifie en ce moment les rapports sociaux entre les deux sexes. De plus en plus nombreuses, les femmes abandonnent le souci de leurs plaisirs pour le souci de leurs droits. L’amour, certes, ne saurait perdre son importance essentielle mais la façon dont le désir masculin prétend asservir la femme semble aujourd’hui, même en Europe, offensante à plus d’une. C’est un sentiment que vous verrez apparaître dans la plupart des romans écrits par des femmes, à l’étranger comme en France : le type Don Juan, Lovelace, Bel-Ami y est universellement honni.

L’instinct égoïste des hommes résiste de son mieux à cette évolution, dénonce et ridiculise les nouvelles Eves, les accuse de manquer d’attrait comme de sincérité. Ceux mêmes qui ne prennent pas parti dans le débat doivent constater que le débat existe, et que les temps présents sont incommodes, où pour avoir pris la taille à une dame de Paris, on risque de recevoir un manche de parapluie dans le cerveau.

Les femmes intelligentes et avisées sauront traverser cette crise sans recourir à de tels moyens, et sans risquer leur vertu. Qu’elles consultent, de bonne foi, quelques-uns de leurs galants adversaires, elles se convaincront qu’il est fort aisé de se défendre contre nous. Les Lucrèces « grosses vertus – comme dit Henri Heine – qui ne se percent le sein qu’après coup » sont, au fond, des fanfaronnes ou des maladroites. Voyez ce qu’on peut faire d’un outil aussi pacifique qu’un parapluie, et songez que Lucrèce avait un poignard en main !

La vraie pudeur intelligente n’a pas besoin de tels accessoires de mélodrame ou de vaudeville. Un choc adroit sur l’amour-propre d’un voisin trop entreprenant est toujours plus efficace qu’un geste de brutalité, – et ce choc, un mot le donne, ou même un regard. Pourquoi est-ce toujours aux mêmes femmes que tout le monde manque de respect ? Pourquoi certaines autres, jeunes et tentantes, n’ont-elles jamais subi la moindre impertinence masculine ?

Les unes et les autres peuvent assurément être fort honnêtes femmes ; mais la pudeur de celles-ci est calme et clairvoyante, la pudeur de celles-là est énervée et aveugle. Imaginez l’état d’affolement où doit être mise une femme débile pour qu’entre ses mains un en-cas se transforme en arme meurtrière ! Sans doute une ironie légère eût plus aisément découragé le suiveur, ou tout simplement – car une femme honnête n’est pas forcément spirituelle un appel franc et simple à l’honnêteté de ce don Juan des Batignolles.

Quel homme insistera, si une femme lui dit de sang-froid : « Monsieur, je vous assure que vous n’obtiendrez rien de moi, et que votre insistance ne m’est nullement agréable » ? Voilà la bonne attitude et cette pudeur-là est respectable et gracieuse, qui ne s’accompagne ni de clameurs ni de boxe, qui se défend par son évidence même, et par sa confiance inébranlable en soi.

Il n’est pas interdit d’espérer que peu à peu le progrès des mœurs, agissant sur les deux sexes, nous dotera d’une courtoisie sentimentale plus intelligente, plus policée. L’éducation devrait s’employer à persuader de bonne heure aux petits Français qu’ils ne seront pas ridicules, devenus hommes, s’ils ne traitent pas toutes les femmes comme des filles, aux petites Françaises que l’admiration qu’elles inspirent n’est pas forcément injurieuse, et qu’on peut garantir sa vertu sans pruderie comme sans fracas.

La France ne cessera pas pour cela d’être un pays de galanterie, dans le joli sens du mot mais le mot y perdra peut-être de n’être qu’à moitié pris en bonne part. Car n’est-il pas surprenant et topique que le qualificatif tiré de ce joli mot soit un certificat d’honneur pour un homme, et tout juste le contraire pour une femme ?


D’après « Le Figaro », paru le 15 décembre 1901

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